[1] - Selon la formule de Jean-Pierre Esquenazi. dans Sociologie des oeuvres. De la production à l'interprétation (Ed. Armand Colin).
Quand les exploitants regrettent que certains films ne sortent plus en salles, ils en appellent à l'essence même du cinéma. Le cinéma est né avec un public devant des images, mais entre le contenu (le film) et le contenant (la salle), il y a deux définitions du cinéma qui s'affrontent ... de façon intéressée. L'histoire du cinéma se répète une fois de plus. Les festivals de cinéma sont l'un des plus bels écrins pour le cinéma. Ils permettent de transformer en événement la sortie d'un film lors d'avant-premières médiatisés avec des stars qui se prêtent volontiers tant à la promotion du film en question (surtout si elles jouent dedans) qu'à la leur. Même si l'art est désintéressé, il s'agit d'un "désintérêt intéressé" où tout est produit [1]. Et tout le monde se tient pour maintenir un équilibre financier où chacun a l'habitude de prendre une part des flux financiers qui transitent, tant pour faire le film (les artistes et techniciens) que pour recevoir une part des recettes (exploitants, distributeurs, producteurs et ... artistes). Il n'en est pas vraiment autrement dans les autres secteurs. Mais ce secteur revendique sa spécificité culturelle ; il relève essentiellement de puissants oligopoles (quelques grands diffuseurs, têtes d'affiche et festivals en particulier) et d'une faible concentration (des milliers de producteurs et des milliards de spectateurs). C'est à la fois une industrie et un artisanat. Le choc est donc violent lorsqu'un nouvel acteur, comme Netflix, vient troubler des équilibres construits depuis longtemps et qui avaient su satisfaire tout le monde après l'avènement de la télévision payante et de la vidéo dans les années 80. Plus de trente ans déjà. L'an dernier, le Festival de Cannes avait ouvert ses portes aux films produits par Netflix. Deux films de la plateforme américaine y étaient projetés en compétition (Ojka et The Meyerowtiz stories) et Reed Hastings avait indiqué ne pas prévoir de les sortir en salles pour en garder l'exclusivité à ses plus de 100 millions d'abonnés. L'argument du Délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, était simple : ce sont des bons films. Et force est de constater que ce sont des longs métrages qui respectent les standards habituels de la fiction, faits par des artistes qui travaillent habituellement pour le cinéma et que le festival se propose de projeter dans une salle avec un grand écran devant des spectateurs. Il ne manquait que le principe de la séance payante pour que tout soit raccord avec la première projection des frères Lumière au Grand Café le 28 décembre 1895. Mais ces deux "films cannois" distribués par Netflix ne sortiront pas en salles à la colère des exploitants. Ces derniers craignent de voir certaines locomotives échapper à la salles et leur métier devenir un vestige de l'exploitation cinématographique comme le sont devenus les vidéo-clubs. La société Blockbuster, créée en 1985, a compté jusqu'à 9.000 vidéoclubs en 2014 avant sa faillite six ans plus tard à cause d'un concurrent qui proposait d'accéder à un catalogue plus élargi sans bouger de chez soi grâce à un envoi de DVD par la poste et la possibilité de le garder - donc de le consommer - aussi longtemps et de fois qu'il le voulait. Ce concurrent s'appelait déjà Netflix. Et c'est bien là que se joue toute la différence. Il fallut donc attendre ce 28 décembre 1895 pour définir l'acte de naissance du cinéma dans une salle car les premières projections "privées" des frères Lumière à quelques professionnels de l'image les 19 mars à la Société d'encouragement à l'Industrie Nationale et 16 novembre à la Sorbonne ne sont pas encore considérées comme du cinéma. Le cinéma se définissait dès ses origines comme un acte collectif volontaire attaché à une technologie de partage des images animées. La technologie a évolué (24 images par secondes, définition, couleur, son, numérisation), mais la notion de partage dans une salle a perduré. Sauf qu'on consomme très bien du cinéma hors de la salle, y compris socialement. Voire même parfois mieux sur des écrans OLED devenus plus grands et aux meilleurs contrastes, avec des amis ou de la famille, là où ce partage est sous contrainte dans une salle avec des inconnus qui mangent du popcorn. Chacun son choix, mais l'évidence de la salle pour mieux profiter d'un film peut parfois se discuter. De fait, Cannes 2018 a changé ses règles pour exclure de sa compétition les films destinés exclusivement aux plateformes. Netflix avait donc boudé le dernier Festival après en avoir été la vedette de l'édition précédente. Netflix veut garder ses films pour ses abonnés pour en faire des produits d'appel. Les salles de cinéma ne veulent pas autre chose et la quasi-disparition des reprises montrent bien que les exploitants ne sont pas que des philanthropes qui cherchent à exposer le beau-art, mais s'attachent aussi à se fournir avec les films commercialement attirants. Et Netflix n'exige pas une totale exclusivité car, dans son propre intérêt, il a - encore - besoin de la salles pour créer de l'événementiel. La différence entre Netflix et les salles est pourtant structurante : Netflix prend un risque financier total sur la qualité du film qu'il finance (125 M$ pour The Irishman, le prochain Martin Scorcese) alors que l'exploitant limite son exposition en attendant d'avoir vu le film pour le diffuser pendant deux semaines. D'ailleurs, lorsque, devant le budget de promotion à financer, Paramount renonça à distribuer Annihilation d'Alex Garland avec Nathalie Portman, son producteur fut heureux de pouvoir se tourner vers Netflix pour le reprendre. Le récent couronnement de Roma du mexicain Alfonso Cuaron au Festival de Venise 2018 (présidé par le mexicain Guillermo del Toro) marque une étape : c'est la première fois qu'un festival de première catégorie donne son premier prix à un film Netflix appelé à une exploitation réduite en salles. Pour autant, quand le Festival de Venise 2016 a récompensé de son Lion d'Or le film philippin La femme qui est partie de Lav Diaz, les exploitants ne se sont pas trop battus pour le sortir : le film (certes 3h46 en noir et blanc) n'est jamais sorti en Italie où il avait été primé et sa sortie française six mois plus tard s'est fait dans le quasi-secret dans 13 salles en tout. Autant dire que pour la très grande majorité des français, le film n'est pas sorti et qu'il leur fallait encore attendre 36 mois pour qu'une plateforme comme Netflix puisse le proposer sur le territoire français. La chronologie des médias vient d'être revue, mais ce délai n'est pas réduit sauf à financer le cinéma français avec quelques contraintes rigoureuses. Une voix pour la réconciliation ? Pas sûr, parce que ce que cherche Netflix, et derrière lui les autres plateformes de ce type comme Youtube et Amazon prime, est bien de sortir simultanément en salles et sur Netflix pour profiter d'un effet de nouveauté et de la promotion croisée des distributeurs avec les critiques et les médias. Ainsi, la sortie prévue initialement dans les salles françaises pour le film mexicain Museo qui avait gagné le prix du meilleur scénario au dernier Festival de Berlin a été annulée : le rachat des droits mondiaux par Youtube a conduit le producteur à rompre le contrat de distribution signé avec Memento comme le prévoyait une clause contractuelle dans le mois de la signature. Et les producteurs, eux, se réjouissent de voir arriver ces plateformes qui financent aussi la production avec des budgets colossaux : Netflix prévoit d'investir plus de 12 Md$ et Amazon 4 Md$ annuellement. Et Facebook et Apple se lancent aussi. Pour mémoire, Netflix est devenu le premier studio occidental : l'ancien leader, Warner, a lancé 23 films en tournage cette année contre 82 financés par Netflix pour 2018. Le cinéma fut d'abord itinérant avec des forains qui se spécialisaient dans ce nouveau matériel et aller de ville en ville proposer ce nouveau divertissement. Mais des industriels investirent dans des salles adaptées pour acquérir un public régulier et les producteurs changèrent le système de location des films. L'intégration verticale entre distributeurs et producteurs ne tarda pas à se concrétiser. Ce système a conduit à voir disparaître les premiers forains au bénéfice du métier d'exploitant de salle. A l'époque, déjà, les forains avaient tenté de contester le nouveau dispositif juridique les obligeant à louer les pellicules contre ceux qui aujourd'hui s'étonnent de l'arrivée d'une nouvelle (r)évolution. Le communiqué de presse de la Confédération internationale des cinémas d'art et d'essai (CICAE) rappelle son opposition à ce que les festivals sélectionnent en compétition des films destinés aux plateformes. Elle déclare regretter que "hormis quelques uns qui pourront bénéficier de l'une des projections exceptionnelles pour la promotion du film et de la plateforme, le public ne pourra découvrir le film primé par le plus ancien des festivals de cinéma au monde que d'une seule manière : sur un écran d'ordinateur ou de télévision, en s'abonnant à Netflix". Pas de sortie en France pour les films Netflix, mais ils pourront être vus au cinéma ailleurs. Les films Netflix sortiront en Belgique où la chronologie des médias française ne s'applique évidemment pas. Des sorties événementielles dans quelques salles ponctuellement : 22 july de Paul Greengrass (aussi présenté à Venise 2018) le 10 octobre et Roma de Alfonso Cuaron le 12 décembre à Bruxelles. Roma vient d'ailleurs d'être sélectionné par le Mexique pour le représenter aux prochains Oscars : le film sortira donc aussi dans quelques salles à Los Angeles pour pouvoir concourir. Pendant des décennies, les films ne sortaient aussi que dans une ou deux salles parisiennes avant une exploitation tournante dans le reste du pays. Et aujourd'hui encore la très grande majorité des films d'art et d'essai ne dépassent pas 15 salles en France, fortement concentrées encore à Paris-Ville. Cela ne gêne pas la profession. A l'invention du cinématographe, les frères Lumière envoyèrent des opérateurs pour produire les premiers films. Mais rapidement ceux qui comprirent que le cinéma était un spectacle éliminèrent les inventeurs avant que des industriels puissants intègrent le dispositif de production et de distribution à travers des studios de cinéma. L'histoire se répète et une nouvelle génération se propose d'aller jusqu'au bout de cette intégration globale avec des plateformes monopilistiques. Les frères Lumière ont arrêté de produire des films en 1902, date du Voyage dans la lune de Georges Méliès. Les exploitants ne veulent pas du même sort et il est difficile de les en blâmer. mais le cinéma n'est-il pas devenu plus beau depuis ? "Selon que vous serez puissant ou misérable ..." [1] - Selon la formule de Jean-Pierre Esquenazi. dans Sociologie des oeuvres. De la production à l'interprétation (Ed. Armand Colin). |
Docteur en Sciences de l'information et de la communication, Laurent Darmon est devenu par cinéphilie un spécialiste de la réception cinématographique et de la sociologie du cinéma.
Il est l'auteur d'une thèse sur "l'itinéraire de l'évaluation d'un film par le spectateur au cinéma", anime des conférences et a été le Président de la Commission Cinécole 2016. Parallèlement, il est en charge du digital et de l'innovation dans une grande banque française.
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