En cela, le film correspond bien à une singularité. Un film a beau être disponible à tous, souvent vu par des millions d’individus, parfois en même temps, il reste un objet singulier car comme l’indique Lucien Karpik (2007), « chaque interprétation requalifie le produit ». Le caractère reproductif de son support, davantage encore aujourd’hui qu’hier avec l’essor du numérique, amplifie sa dimension collective, mais ne change rien à sa singularité. Au contraire, le film s’inscrit par sa large diffusion dans un paradoxe social : sa singularité se démontre par la multiplication des expériences qui en sont faites. C’est dans la multiplicité que la singularité du film s’affirme.
Cette vie autonome du film n’est pas seulement une affaire de divergence de réception et d’interprétation entre des spectateurs différents. C’est également le résultat d’un parcours de la représentation de ce film chez un même individu.
Il est fréquent qu’un film attendu génère de la déception à ses spectateurs. A sa sortie, de nombreux spectateurs qualifièrent 2001 : l’odyssée de l’espace d’ennuyeux et de prétentieux. Il est plus que probable que la grande majorité de ces spectateurs se sont initialement déplacés au cinéma avec une image positive de ce film sinon ils n’y seraient pas allés. Ils ont fait évoluer la représentation du film qu’ils avaient. Mais cette évolution peut intervenir éventuellement encore après la projection. Gene D. Philipps notait dans Stanley Kubrick interviews [2] : « les premières critiques, écrites pour les quotidiens et les hebdomadaires avec des délais très courts, jugèrent 2001 : l’odyssée de l’espace bien plus sévèrement que celles composées pour des mensuels qui avaient eu le temps de réfléchir au film ». Même sorti de la salle, le public serait susceptible de voir son imagination et sa réflexion sollicitées par les images et idées du film. Ainsi un film continuerait-il à vivre, même lorsque la copie définitive est livrée au public.
Alphone de Lamartine avait raison : les objets cinématographiques ont bien une âme ...
[1] - Cette réalité a été juridiquement actée par la cour d’appel de Paris (décision du 16 mars 2009) qui a débouté le réalisateur Alain Cavalier qui s’opposait à la diffusion de son film Thérèse (1989) dans une émission télévisée de débat sur la foi alors qu’il considérait qu’il avait seulement montré une « femme amoureuse d’un homme mort il y a près de 2000 ans »
[2] - Philipps Gene D. (2001), Stanley Kubrick interviews, Gene D. Phillips, University Press of Mississippi, Jackson au risque d’un éventuel écart entre le propos de ses auteurs et l’interprétation qui sera faite par le public