Dans une salle, devant le même écran pourtant, il est indéniable que nous ne voyons pas tous le même film. D'abord parce que nous ne regardons pas les mêmes détails et ensuite parce que nous ne associons pas les images entre elles de la mêmes façon et enfin parce que les idées ainsi générés évoquent des concepts différentes.
Face à la diversité des points de vue sur un film, esthéticiens et sociologues opposent leur conception. Pour les premiers, les qualités d’un objet artistique exigent un « décodeur » culturel spécifique que tous n’ont pu acquérir par leur expérience. Pour les sociologues, il y a une multitude de décodeurs disponibles qui sont autant de réglages particuliers pour voir un film différent.
Parmi les premiers, on trouve les objectivistes et esthéticiens qui défendent une sorte d’immanence de ce qui a de la valeur. Parmi les deuxièmes, les subjectivistes et autres relativistes qui affirment que tout se vaut a priori et qu’il y a valeur à partir du moment où quelque chose plait à quelqu’un [1]. D’un point de vue purement théorique, il nous semble important de distinguer ici signification et sens pour parvenir à concilier les deux logiques. La signification est la valeur sémantique d'une phrase décodée de manière littérale (ou linguistique) ; le sens est la valeur sémantique d'un énoncé dans un contexte, avec un locuteur et un allocutaire (approche sémantique). La signification part du texte alors que la seconde n’est possible que contextualisé par le récepteur (approche pragmatique). Les deux approches ne se situent donc pas au même niveau d’analyse, mais ne traiter que l’une est faire peu de cas d’une réalité qui amène au cinéma le film et le spectateur à chercher un compromis pour comprendre et donner du sens au film.
Sol Worth (1978) est l’un des premiers à avoir fait la synthèse de ces deux conceptions. Pour lui, le sens est donné par le spectateur qui agit sous l’influence de contraintes externes induites par le film dans son environnement communicationnel : le spectateur n’est pas indépendant pour appliquer une signification au film. Nous le suivons volontiers dans ce sens. Par la suite, Roger Odin poursuivra cette analyse qu’il qualifie lui-même de semio-pragmatique et montre l’importance du contexte de la projection dans la production de sens.
- mode fictionnalisant (« voir un film pour vibrer au rythme des événements fictifs racontés »),
- mode fabulisant (« voir un film pour en tirer une leçon du récit qu’il propose »),
- mode argumentatif/persuasif (« voir un film pour en tirer un discours »),
- mode documentaire (« voir pour s’informer sur la réalité des choses du monde »),
- mode spectaculaire (« voir un film comme un spectacle »),
- mode artistique (« voir un film comme la production d’un auteur »),
- mode esthétique (« voir un film en s’intéressant au travail des images et des sons »),
- mode énergétique (« voir un film pour vibrer au rythme des images et des sons »),
- mode privé (« voir un film en faisant retour sur son vécu et/ou sur celui du groupe auquel on appartient »).
Mais on pourrait sudiviser ces modes, ce que font Laurence Allard et Michael Bourgatte en distinguant au sein du mode privé "les films de famille" qui saisissent des instants sur le vif des "films amateur" qui relatent un évènement en essayant de reprendre les codes du cinéma professionnel dans le montage ou le cadre.
Il en est de même dans le mode fictionnalisant et on peut l'illustrer avec la scène de la plage dans les dents de la mer (1975) de Steven Spielberg reprise ci-dessous.
le très bon documentaire ci-desous de cette scène reprend justement les propos d'Alfred Hitchcock qui explique que si on voit une scène sans savoir qu'il y a une bombe, le spectateur a 10 secondes de surprise alors que si on l'a prévenu il va frissonner bien plus longtemps, c'est-à-dire jusqu'à ce que la bombe explose ou que le héros s'en éloigne.Il en est de même ici selon que l'on sait ou pas qu'un requin est sans doute là prêt à attaquer un baigneur. Dans le cas du spectateur de Spielberg, il a cette information bien qu'un requin tigre vient d'être tué par des pêcheurs. Etant dans un film d'angoisse, le spectateur doute que la menace ait disparu au bout d'une demi-heure de film et comme le point de vue narratif est celui du chef de la police Brody qui doute aussi, le spectateur est certain que le requin tueur rode encore. Il est donc bien dans la situation décrite par Hichcock le poisson remplaçant la bombe.
C'est par une démarche similaire que la scène de la douche dans La liste de Schindler (1993) du même réalisateur a posé tant de problème à certains spectateurs. On y voit des femmes juives amenées dans une salle avec des douches au plafond et attendant dans l'angoisse de ce qui va en couler. Finalement, ce sera de l'eau alors que l'association "douche" et "camp de concentration nazi" fait référence aux chambres à gaz. Relatant ou s'inspirant de faits réels dans un film de fiction, le spectateur retient le mode fabulisant tout en revendiquant une lecture documentaire (d'où aussi la difficulté du débat moral posé par cette scène). Il y a donc un rejet pour certains de voir sortir de l'eau des douches du camp de Auschwitz et non du Zyklon B ; pourtant il y avait bien aussi des douches avec de l'eau à Auschwitz.
Le réalisateur ne peut jouer avec les horizons d'attente du spectateur surtout si c'est lui qui l'a imposé par sa mise en scène.
[1] - Laurent Jullier tente de proposer une démarche médiane à travers une approche plus objective de la critique esthétique : l’originalité et l’émotion suscitées étant à la fois des critères où se retrouvent esthéticiens et pragmatiques.