L'histoire du cinéma est écrite par les vainqueurs

Il n'existe pas qu'une histoire du cinéma, mais bien plusieurs. La mondialisation entraîne non pas une globalisation mais une sélection d'une sorte de chaîne qui lierait des films entre eux. Une lecture historique qui privilégie une certaine vision du 7ème art, loin des "blockbusters sans âme" mais aussi des films "expérimentaux sans lendemain".

Avec sa formule tirée des Frères ennemis, le sinistre Brasillach relevait que la mémoire collective se fonde sur le récit proposé par ceux qui sont au pouvoir : "l'histoire est écrite par les vainqueurs". L'histoire du cinéma ne semble pas échapper à cet aphorisme : elle est trop riche pour se résumer à ce qu'on trouve dans les encyclopédies du cinéma et autres ouvrages du type les "1001 films à voir avant de mourir". C'est une certaine idée du cinéma qui est extraite des 500.000 films produits dans le monde [1]. Et ça commence dès ses origines. Dire que les Frères Lumières ont créé le cinéma, c'est renvoyer à l'oubli les inventions des frères Skadanowsky et d'Emile Reynaud. Aux Etats-Unis, on cite même plus volontairement Thomas Edison et William Dickson pour leur Kinétographe datant de 1893. Mais comme la victoire vient avec la diffusion de masse, les frères Lumière ont un avantage pour marquer de leur nom le divertissement que nous connaissons car leur invention intégrait une projection collective.

Les vainqueurs sont d'abord définis sociologiquement. L'histoire officielle du cinéma est d'abord écrite par ceux qui sont en âge de l'écrire. Il y a donc souvent un écart entre ce qui sort sur les écrans et ce qui devient un classique.
​Le Voyeur a dû attendre le passage d'une génération pour que celle-ci puisse prendre la parole et reconnaître l'avant-gardisme du film de Michael Powell. Souvent d'ailleurs par opposition avec un cinéma de genre qui commençait à émerger à la fin des les années 70 et pour mieux montrer ce que devaient ces "nouveaux" films à son précurseur. Il a fallu donc attendre réellement que certains de ces adolescents soient des adultes écoutés pour que leur avis compte : parmi eux, Martin Scorsese et Brian De Palma en furent d'ardents défenseurs. Un cinéaste comme De palma bénéficia également de l'effet du temps, puisqu'on l'assimila à un copieur talentueux hitchcockien à ses débuts avant que les critiques de cinéma ne furent composés de son premier public et qu'il devienne à son tour une icone (le Centre Pompidou lui a consacré un hommage en 2002). Il en est de même de la plupart des faiseurs et cinéastes de genre des années 80 comme Joe Dante, Robert Zemeckis, David Cronenberg ou James Cameron. Ils furent tous considérés comme des réalisateurs de série B avant qu'avec le temps, ils soient largement réévalués, y compris pour leurs premiers films. Bien peu de films vus majoritairement par un public adolescent n'ont le droit à la reconnaissance des institutions. Du moins à leur sortie. 

Les Bronzés et Le père Noel est une ordure ont fini par prendre haut la main le statut de film culte leur permettant de faire oublier des critiques globalement très négatives à leur sorties. De même, Pour une poignée de dollars passe désormais à la Cinémathèque alors qu'il avait été largement descendu par la critique comme tous les westerns spaghetti de l'époque (on pouvait lire en juillet 1966 dans Positif : "« quel désert, quelle nullité ! "). L'avis des critiques d'aujourd'hui a largement changé alors que le grand public a quelque peu oublié ce premier épisode de la trilogie des dollars de Sergio Leone. Mais le journaliste n'est pas le spectateur moyen. Car ce n'est pas qu'une question de génération, mais aussi de qui est vraiment au pouvoir. Et le grand public n'y est pas. Ainsi les films les plus diffusés à la télévision (qui sont parmi les plus regardés puisque les programmateurs ne sont pas fous et les rediffusent en fonction de leur succès probable) sont loin d'être les films considérés comme ayant marqué l'histoire du cinéma.
​Ici repris les leaders de la rediffusion sur la période 2008/2017 : 

Rang	Titre	Année sortie	Nb diffusion
1	Les 11 commandements	2003	19
2	Astérix chez les Bretons	1985	17
3	Les Bidasses en folie	1971	17
4	Fast & Furious - Tokyo Drift	2005	16
5	Yamakasi	2001	16
6	Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ (	1982	16
7	Astérix et les Indiens	1994	15
8	Crocodile Dundee II	1988	15
9	La Vie est un long fleuve tranquille	1987	15

Comme souvent, celui qui parle donne la crédibilité à ce qui est dit. Et les critères de légitimité peuvent être complexes. Le surréalisme des années 20 et 30 avec Bunuel et Dali releva de l'expérimental alors que les écarts au cinéma narratif de la Nouvelle Vague proposé par d'anciens critiques de cinéma (Jean-Luc Godard, François Truffaut, Eric Rohmer ...) s'imposera de façon plus structurelle pour laisser sa place dans l'histoire du cinéma. Certes L'Age d'Or et Le chien Andalou sont dans les cinémathèques mais ses auteurs n'ont pas vraiment modifié l'histoire du cinéma |3]. Bunuel resta cependant dans les encyclopédies de cinéma car il gagna sa place par ses oeuvres ultérieures alors qu'on cherche encore les traces laissées par le brésilien Mario Peixoto ou le japonais Teinosuko Kinugasa qui oeuvrirent à la même époque pour un cinéma d'innovation. Mais lorsque ce style forçant la forme sur le fond s'imposera avec le clip 20 ans plus tard, il sera rejeté par les cinéphiles qui refusaient de céder à des artistes venant du divertissement.  

C'est sans doute la domination économique qui est la plus marquante car la plus radicale. Dans les livres de cinéma, les films américains dominent le monde. Car les Etats-Unis ont gagné la guerre économique du 7ème art depuis longtemps [2]. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil à un livre comme Films de légende (pourtant écrit par un italien) qui rassemble une rétrospective de 140 films depuis 1914 pour constater que 103 d'entre eux sont américains ; la proportion atteint même 86% à partir de 1968. Les autres pays peinent à exister malgré des films et des cinéastes illustres. Bien que le plus prolixe du monde, le cinéma indien reste cantonné à son territoire. La nouvelle vague tchèque (Jiri Menzel, Jaromil Jireš, Věra Chytilová, Jan Němec, E. Schorm et F. Vlacil) a disparu de l'histoire du cinema et ne doit plus d'être citée que pour mettre en avant l'oeuvre de Milos Forman qui s'est exilé aux Etats-Unis pour y réaliser des films aux succès mondiaux et gagnants d'Oscars, donc des films "mémorables" (Vol au-dessus d'un nid de coucou, Amadeus, Valmont, Larry Flynt). Le cinéma italien a bien connu son heure de gloire dans les années 60 et 70, mais son influence s'estompe quelque peu avec ceux qui ont connu cette faste période. Et le cinéma anglais ne subsiste au niveau mondial que grâce à sa langue devenue l'espéranto moderne. 

Pourtant ce cinéma encyclopédique n'est pas forcément celui des plus grand succès ou des succès critiques. Blade runner n'a été ni un succès commercial, ni honoré (aucun Oscar pas même technique). Bien au contraire. En France en 1988, Le Grand Bleu, film générationnel au 9 millions de spectateurs (Big blue lors de sa sortie dans 1.900 salles aux Etats-Unis) a été presque oublié au profit de Piège de Cristal qui évolue dans un genre moins légitime. Vingt ans plus tard, la belle palme d'or française, Entre les murs, a été oublié au profit de La Vie est belle de Roberto Benigni qui concourrait aussi en sélection officielle en 1998. Le statut de film culte est une façon détournée pour un film de rentrer dans l'histoire "officielle" du cinéma.

Pour durer, il faut s'imposer au moment où les films intègrent la mémoire collective. Il faut environ 7 à 10 ans pour que le travail du temps retire les effets du moment et ainsi pouvoir s'inscrire dans la durée. Il est alors décisif de relire ce que le film est devenu entre ses exploitations secondaires (les nombreux passages télé des Evadés), les séquels qui ont imposé une simple série B (James Bond, Evil dead, Mad Max, Before sunrise...) et la place dans la société de ceux qui avait aimé le film et qui continue à le soutenir (Le bon la brute et le truand, Blade runner, Fight club ...).

C'est ainsi que des films à gros budget de studio comme Ben-Hur ou Le jour le plus long ont été des classiques pour la génération née dans les années 60 car leurs parents le leur montraient. Mais ils ont été bien moins mis en avant lorsque cette génération, qui avait connu le film à sa sortie, a cessé d'être active pour écrire des articles journalistiques et des livres, remplacée par une nouvelle génération qui avait ses propres références.

Retour vers le futur et Gremlins bénéficient de la même aura pour la génération actuelle alors que c'étaient des pures blockbusters d'il y a 20 ans. Même phénomène 20 ans après pour Titanic et Gladiator. De fait, il n'y a aucun problème pour Arte désormais à proposer Abyss qui était un film multi-diffusé sur TF1 il y a 20 ans. ​

Parions donc qu'il arrivera la même chose aux films Marvel dans 50 ans.

[1] - On dénombre 468.000 titres de films de cinéma sur le site IMDb.
[2] - Environ depuis le début des années 70 et le succès de la télévision qui a apuré la plupart des cinémas nationaux qui n'ont pas su s'adapter. Au contraire, les films hollywoodiens ont pris le virage du blockbuster alors que les écrans et le son devenait un élément de différenciation de l'exploitation en salles.
[3] - Cette assertion est contestable car on peut imaginer que le surréalisme cinématographique a eu quelques répercussion dans la prise de conscience par les réalisateurs en formation de ce qu'il pouvait être fait avec une caméra et un spectateur.