Le caractère reproductif de son support, davantage encore aujourd’hui qu’hier avec l’essor des supports numériques, amplifie sa dimension collective, mais ne change rien à sa singularité. Au contraire, plus sans doute que la plupart des autres biens incommensurables, le film s’inscrit par sa large diffusion dans un paradoxe social : sa singularité se démontre par la multiplication des expériences qui en sont faites. C’est dans la multiplicité que la singularité du film s’affirme.
Retour sur le livre de Lucien Karpik dont nous recommandons la lecture.
Pour traiter de l’incertitude des produits singuliers, les dispositifs de jugement sont essentiels. « Le jugement se forme à partir du goût » (Hannah Arendt), mais il est basé sur une réflexion. La multiplicité des dimensions et donc des critères de jugement rendent difficile l’établissement d’une hiérarchie. L’individu a recours pour son jugement au point de vue pour convertir les singularités dans une hiérarchie (page 64), en exerçant « une fonction d’agrégation et d’objectivation » (page 113).
Lucien Karpik classe les dispositifs de jugement en cinq catégories :
- les réseaux (relations interpersonnelles),
- les appellations (labels),
- les cicérones (critiques et guides),
- les classements (prix et box-office),
- les confluences (organisation du lieu de vente).
Les dispositifs de jugement fournissent un jugement orienté, c’est pourquoi il ne donne pas tous la même réponse car « ils qualifient simultanément le produit et le client » (page 77). A chaque dispositif correspond une « logique d’action » qui se rattache à un type de consommation et à un type d’autonomie du consommateur (page 101). C’est pourquoi, l’auteur émet l’hypothèse que « plus la compétence [pour évaluer le dispositif de jugement] est grande et pertinente, plus la logique d’action sera saillante, plus le cadre interprétatif sera fortement structuré autour d’elle et plus l’action sera cohérente ». Le risque de déception sera plus faible.
Ainsi la déception peut provenir des erreurs du consommateur tant sur le produit acheté que sur ces goûts (après l’avoir testé), mais aussi de l’opportunisme du vendeur (tromperie sur la marchandise). Ce dernier point est difficile à mettre en évidence car le consommateur à sa part d’interprétation tant du produit que de la représentation qu’en fait le dispositif de jugement.
Le consommateur doit coordonner les dispositifs de jugement, les logiques d’actions du consommateur et les spécificités du produit et de son marché. C’est le rôle des régimes de coordination, outils qui permettent d’appréhender la logique de chaque type de marché. Quatre sont distingués :
- régime de l’authenticité : dispositif substantiel (contenus spécifiques de chaque singularité),
- régime méga : dispositif substantiel,
- régime de l’opinion experte : dispositif formel (où les singularités sont classées entre elles),
- régime de l’opinion commune : dispositif formel,
- régime personnelle : dispositif constitué des réseaux pour transmettre l’information.
1) le régime de l’authenticité : il est basé sur un nom porteur d’une symbolique qui relève souvent de l’artistique [pour le cinéma, on y retrouverait les grands réalisateurs et leurs œuvres dans une logique qui n’est pas sans rappeler la politique des auteurs défendue par les Cahiers du cinéma]. On distingue les consommateurs experts qui ont la compétence et qui font les efforts pour juger par eux-mêmes les œuvres des amateurs compétents qui vont se rabattre sur les grands noms en privilégiant ce qu’ils devraient aimer plutôt que ce qu’ils aiment. Avec le temps, certains se constituent un portefeuille de références qui leur permet de se passer de continuer leur recherche. Sur ce type de marché, les déficits cognitifs expliquent la fréquence des déceptions.
2) Le régime Méga : il se distingue du régime de l’authenticité par le changement d’échelle et un impact plus fort des logiques économiques. On y retrouve les blockbusters du cinéma. Leur spectateur se retrouve chez les spectateurs assidus qui vont voir tous les cinémas et les occasionnels qui sont sensibles aux films-évènement (page 189). Ces films l’emportent souvent car ils ont une forte visibilité face à films à petit budget qui n’ont pas d’existence faute d’être connus et aux limites de leur dispositif de jugement. A l’inverse, le blockbuster tente d’échapper au dispositif de jugement non maitrisés, c’est-à-dire les experts, avec des stars et de la promotion (page 299) [pas dans le livre : on peut rajouter que les critiques défavorables sont également évitées avec des sorties mondiales et des films non montrés à l’avance aux critiques].
3) Le régime de l’opinion experte : il s’appuie sur une relation de délégation. Elle s’exprime par la confiance accordée aux prix. Le spectateur est passif, faisant alors l’économie totale de porter lui-même un jugement puisque le « meilleur » produit est déjà désigné par des experts.
5) Le régime personnel : il est constitué des réseaux cognitifs. Le marché des services personnalisés fonctionne sur cette base. Le cinéma n’échappe pas à la règle, certains spectateurs qui ne lisent pas les critiques et peu sensibles à la promotion s’adressant en priorité à leur réseau personnel pour choisir les films à voir.
L. Karpik étudie également la fixation du prix en général pour les singularités. Il relève néanmoins que les prix sont peu corrélés à la valeur symbolique et à la qualité des œuvres. Un prix bas, y compris pour les biens de qualité, permet un ajustement, non par le prix mais par l’offre (allongement de la durée d’exploitation d’un film ou nombre de copie disponible).
En conclusion, l’ouvrage offre un panorama analytique et riche du fonctionnement à travers l’analyse de deux concepts : les dispositifs de jugement et les régimes de coordination. C’est sur ce point que Lucien Karpik a sans doute l’apport le plus important.
Il met bien en évidence la difficulté des singularités à ne pas décevoir compte tenu que la transmission de l’information n’est pas parfaite, que les concepts de valeur et de qualité sont subjectifs et que le spectateur lui-même est soumis à des biais interprétatif de ses goûts et des informations qu’il reçoit.
[1] D’après Kenneth Arrow, plus un marché « incomplet » (incertain), plus il y a d’opportunisme. Et D’après G.A. Akerlof, l’incertitude sur la qualité provoque « nécessairement l’autodestruction du marché livré à la concurrence », d’où un besoin de normes (marque, licence …).