Le scénariste, dernier bastion d'un monde digitalisé

La technologie est un sujet récurrent dans les histoires de cinéma qui attirent le public. A l'heure où l'intelligence artificielle s'installe dans la roadmap de la moindre startup, la création cinématographique reste encore à l'écart du mouvement même si des initiatives existent. Mais les scénaristes tiennent bon.

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La révolution digitale a profondément fait évoluer l'industrie cinématographique. On ne sait s'il faut vraiment dire "évoluer" ou "modifier" tant cette transformation s'est faite à la fois rapidement et sans que la continuité, vue du spectateur, en soit altérée. Au point que Reed Hasting s'était permis ironiquement de souligner le protectionnisme technologique du secteur depuis plusieurs décennies.

 “How did distribution innovate in the movie business in the last 30 years? Well, the popcorn tastes better, but that’s about it,” ​ (Reed Hastling)

​Pourtant, entre 1993 (Jurassic Park) et aujourd'hui (basculement finalisé aux projecteurs numériques), toute la chaîne du cinéma s'est convertie au digitale. De la fabrication via les images de synthèse avec d'abord des effets spéciaux époustouflants à l'exploitation avec la projection 3D - et 4Dx - sans oublier le son-objet (de type Atmos). Les coûts technologiques ont baissé amenant le cinéma populaire à rentrer paradoxalement dans une surenchère de plus en plus couteuse pour les studios de production. La pellicule a cédé la place à de gros fichiers 2K, puis 4K (bientôt 8K) transformant profondément la phase de montage.
​La distribution a profité d'internet pour se réinventer avec la gestion des bande-annonces sur le net ou avec un marketing viral adapté à l'époque des réseaux sociaux. La démarche historique de Netflix dans son moteur de recommandation personnalisée entre dans la même démarche de promouvoir le "bon film" au "bon spectateur" sur la plateforme de SVOD [1]. Le concept de "festival international en ligne" est même une réalité avec Myfrenchfestival. 

Au niveau de la création, le digital a libéré l'imaginaire des réalisateurs : rien n'est plus impossible. De fait King Kong est de plus en plus grand, les super-héros tapent de plus en plus fort, les voyages dans l'espace vont de plus en plus loin. On se demande encore parfois si on voit un film en prise de vue réelle ou un film d'animation tant les personnages et les décors sont recréés sur ordinateur : comment classé Les aventures de  Tintin et même un Thor : Ragnarock. Heureusement, on a aussi des recréations historiques de plus en plus réalistes et des auteurs poètes qui peuvent s’exprimer autrement avec des budgets raisonnables.

Il existe aussi des plateformes pour faciliter la mise en relation entre auteurs-scénaristes et producteurs comme, en France, Paper to film en ligne depuis avril 2017. Les producteurs ont un synopsis de 3000 lignes et une note d'intention pour ce faire rapidement une idée avant de creuser.
​On a vu fleurir aussi des initiatives (Vistale, Scriptbook, MPG, Vault) pour poser un diagnostic automatisé sur les packages scénario / réalisateur / casting avant le tournage des films. Mais il s'agit d'une approche marketing et financière pour en évaluer le potentiel commercial. Pour moins de 20.000 $, le producteur se rassure sur le potentiel économique, ce qui facilite l'engagement des investisseurs, mais pas forcément la prise de risque puisque qu'il s'agit de s'inscrire dans des recettes qui ont fait leurs preuves. On remplace ici des cols blancs des studios qui ont toujours existé et pesé sur les décisions de production, pas les créatifs. Une dynamique d'homogénéisation, sauf que l'IA pourrait apprendre aussi à identifier des originalités. L'IA pourrait pousser à sortir plus facilement des recettes toute faites. Peut-être. 

L'IA pour la création musicale est déjà active. Le logiciel Jukedeck propose de la musique libre de droit à paramétrer pour ses vidéos. Et Google continue d'investir pour son IA Magenta pour la création musicale (un premier échantillon ici).

Pourtant, la création d'histoire, ce métier qui consiste à imaginer des personnages, une intrigue et poser un point de vue n'a pas changé. Certes, le scénariste s'aide d'outils pour écrire via des logiciels qui gèrent ses fiches et l'assiste dans la présentation de son scénario. Mais l'essence du métier reste la même qu'à l'époque de Dalton Trumbo. 

Il y a deux ans, une équipe s'est essayée à l'exercice de faire travailler une intelligence artificielle  - baptisée Jetson - sur un scénario. La difficulté a été évitée : il s'agissait d'un court métrage (4 scènes créées) dans le genre de la science-fiction, ce qui autorise toute irrationalité. Et heureusement car des irrationalités, il y en a. Il n'y a même que ça comme le montre ce premier dialogue.

​Lui (Thomas) : Dans un futur où règne le chômage de masse, les jeunes gens sont forcés de vendre du sang. C'est la première chose que je peux faire 

Elle (Elizabeth) : Tu devrais voir le garçon et te taire. Je suis celle qui va avoir 100 ans.

Lui (Thomas) : Je l'ai revu. La façon dont tu me l'as envoyé, c'était une bonne et belle idée. Je ne suis pas une lumière brillante.

L'IA "Jetson" a reçu 161 scripts à intégrer. L'essentiel provient largement du domaine de la Science fiction (Alien, Terminator, Star wars, Tron ...) et parfois quelques "fantaisies" en dehors du genre (Bodyguard, Happiness therapy). En écoutant les dialogues, on sent les personnages s'interroger sur leur environnement comme dans 2001, Interstellar ou Solaris (ils sont dans la liste des scénarios analysés), mais l'ensemble n'a pas de sens, ni dans les intentions de chaque dialogue, ni de façon holistique. Réalisé par Oscar Sharp, ce court métrage n'offre donc que bien peu d'intérêt cinématographique si ce n'est pour sa place dans "l'histoire du cinéma" (!).

Une autre tentative avait eu une ambition autrement plus modeste en se contentant de chercher dans un film donné des images à placer dans une bande-annonce spécifiquement construite pour cet exercice. Morgan est un thriller horrifique dont l'intrigue évoque une intelligence artificielle justement. Le procédé relève donc à la fois de l’exercice de style et d'une démarche promotionnelle pour parler du film en question. Le résultat - construit avec l'IA d'IBM - a permis d'extraire 6 minutes du film pour qu'un monteur professionnel en sélectionne 3 minutes. La bande-son est pratiquement reprise de la bande-annonce officielle. C'est donc un travail sur le rythme des images comme déjà quelques logiciels de montage familiaux le proposent (Pincacle Studio). On va juste un peu plus loin sans pour autant il n'y ait là un quelconque travail d'auteur.

Le cinéma cherche à respecter des canons connus qui inscrivent le film dans une continuité culturelle et un genre. Il est possible qu'à terme l'IA parvienne à réaliser les progrès nécessaires pour utiliser ces schémas. A l'image de John Truby et ses 22 étapes que devrait respecter un scénario "bien écrit", on pourra sans doute aller vers le "scénariste augmenté". Mais on sera loin de la créativité attendue de l'artiste qui doit justement apporter son lot de créativité sur ces schémas pour surprendre par des variations subtiles, compréhensibles et acceptées par le spectateur. Un bon scénariste maîtrise les règles pour mieux s'en détacher. En l'état actuel de la technologie, on cherche encore à mettre de la cohérence dans les idées-plagiats suggérées par l'IA. On peut donc être serein quant à la faculté d'innover et de susciter de l'émotion. Le scénariste peut garder son job. Tant mieux !

[1] - Le moteur de recommandation de film est devenu désormais un classique des cours de programmation avancée avec des algorithmes en Open source. Par ailleurs, l'initiative Propelling Film Tech chercha à Berlin en 2017 à dynamiser le secteur de la technologie pour l'industrie cinématographique.