Comme souvent à la publication du palmarès, les observateurs du festival de Cannes se penchent sur les films honorés et négligés. Ils cherchent non pas à prendre le pouls du cinéma (pour ça, ils critiquent la sélection entière), mais à juger de la pertinence des choix du jury à faire le tri entre des films si différents puisqu'ils traduisent indirectement une certaine diversité du cinéma mondial. Rappelons que cette diversité est toute relative. D'abord parce que quantitativement réduire la production du cinéma mondial à une vingtaine d’œuvres, voire une cinquantaine avec les sélections parallèles et les films hors compétition, serait bien réducteur d'un art qui se construit dans bien plus de pays que ceux représentés et dans des sous-genres souvent oubliés. Ensuite parce que qualitativement les films sélectionnés représentent la vision des sélectionneurs encadrés par le délégué général du Festival, Thierry Frémaux. Reconnaissons que la tâche n'est pas facile et qu'à la fin, il faut savoir choisir entre les 4000 films visionnés par ces comités à travers le monde. | Cette année, il en est évidemment de même. Le directeur artistique du Festival de Venise, Alberto Barbera, regrette l'absence d'un italien dans le jury pour défendre les trois films italiens : « Une personnalité de poids et de prestige réussit d’habitude à arracher quelque chose ». Ce n'est pas vraiment du favoritisme, mais un juré qui aurait été plus sensible à la petite musique de son cinéma nationale parce qu'il en maitrise parfaitement les schémas et s'avère sensible à ses variations. Les frères Coen étaient bien conscients de cette réalité en acceptant la charge de la présidence du jury. Ne répondaient-ils pas à une interview de Libération sur l'option du consensus pour choisir la Palme en répondant : " Il n’y a pas de recette pour identifier le meilleur film, peut-être parce que le concept même de «meilleur film» n’existe pas finalement. Allez savoir ! ". |
Et donc le 24 mai dernier, le jury a annoncé la Palme d'or pour Dheepan de jacques Audiard. Certains ont noté immédiatement la présence forte du cinéma français dans un festival qui justement se passe en France, arguant aussi que le pays des frères Lumière avait gagné trois fois en dix ans (mais il n'y avait eu qu'une palme française entre 1966 et 2008 pour Sous le soleil de Satan). Parallèlement la presse italienne et d'autres regrettaient l'absence au palmarès de films transalpins, considérant donc que le Festival les avait snobés alors que Paolo Sorrentino, Nanni Moretti et Matteo Garonne présentaient l'un de leurs films. L'honorable journal italien La Reppublica parle même de véritable trahison. D'autres relativisent la démarche d'un jury qui choisit le meilleur film ... à leurs yeux. Car le choix est forcément subjectif. Il est subjectif et donc porteur de tout ce que je jury apporte avec lui. Il est alors difficile d'obtenir l'unanimité malgré les déclarations sur le sujet. Le palmarès relève donc d'un compromis où ce n'est pas le film le plus aimé qui l'emporte, mais celui du consensus pour donner satisfaction aux plus réfractaires. Depuis 1945, il y a eu 21 Palmes remises avec la mention "à l'unanimité". Dheepan semble appartenir à cette catégorie : tout le monde reconnait les qualités du film mais pas grand monde ne l'avait cité comme un film remarquable se démarquant de ses concurrents cannois. En 1987, Elem Klimov refusa que Nikita Mikhalkov gagne la Palme proposée par les autres jurés aux Yeux noirs : " Si cette ordure, ce salopard de Mikhalkov est récompensé, je me retire du jury et ferai connaître ma décision avec éclats". Ce fut finalement Sous le soleil de Satan qui gagna avec la mention "à l'unanimité" du président du jury, Yves Montand. L'autoritarisme de certains présidents de jury est une autre facette de cette subjectivité où le goût d'un seul cherche à s'imposer au pragmatisme du consensus. On connait les cas de Kirk Douglas en 1980 défendant Que le spectacle commence, Win Wenders en 1989 pour Sexe, mensonges et vidéo ou encore Roman Polansky en 1991 pour Barton Fink. Mais combien d'autres moins connus ? | Le meilleur film ! Voilà en effet un concept qui ouvre un grand débat. Bien sûr parce qu'il n'est pas le même pour tous les spectateurs qui vivent le film différemment soit à cause des schémas qu'ils apportent avec eux, à cause tout simplement des conditions de projections (point important à Cannes) ou à cause tout simplement de ce qu'ils sont venus y chercher. Et c'est là que c'est difficile de comprendre parfaitement les choix d'un jury à Cannes. On ne reviendra pas sur les soupçons de choix influencés par les accointances professionnelles ou artistiques (Quentin / Tarrantino / les frères Weinstein en 2005 ; Isabelle Huppert/ Mikael Haneke en 2009), ni sur les ingérences désormais révolues des dirigeants du festival pour récompenser certains films emblématiques (Apocalypse now par exemple). Le film choisi marque à la fois les goûts du jury mais aussi ce qu'il veut qu'on retienne pour juger de la qualité d'un film. Choisir un film engagé ou un film qui renouvelle la grammaire cinématographique ne conduit au même palmarès. Le jury sait que ses choix sont subjectifs et que le palmarès traduit tout autant les qualités des films retenus que ce qu'on doit penser des préférences de ceux qui les ont choisis. Au moment de rendre public le palmarès, Steven Spielberg, président du jury en 2013, anticipe qu'on va examiner la palme d'or par rapport à sa filmographie qui comprend de nombreux blockbusters symboles d'un cinéma américain typé. En offrant la palme d'or à La vie d'Adèle, il choisit ouvertement un cinéma différent et porteur de valeurs controversées. Il faut donc savoir analyser le palmarès du festival comme le traitement de dissonances d'un jury pour aboutir au meilleur choix, pas forcément au meilleur film. |