Dupé par le monde qu’il ne voit plus droit, le personnage n’est plus dans un rapport normal au réel mais dans une déchirure de l’espace-temps (Thibault Bertrand, 2010)
Le plan débullé est une figure de style de la réalisation d'un plan qui s'est imposée assez tôt dans l'histoire de la mise en scène cinématographique. Son sens est multiple et se conçoit par opposition avec un plan filmé de façon classique.
Les règles de cadrage suivent un principe de respect de la réalité. Le plan filmé cherche couramment à représenter ce qu'un témoin invisible verrait s'il observait la scène. Il y a donc un souci de réalisme à reproduire ce que l’œil voit. Or, l’œil humain voit le monde selon un plan à l'horizon invariablement horizontal, même si on penche la tête. Mais le plan cinématographique est appelé à transmettre des sensations nouvelles et le plan débullé participe à traduire certains effets perceptifs.
Le plan débullé, aussi appelé parfois plan cassé, plan penché ou Dutch angle en anglais, consiste à déplacer de quelques degrés l'inclinaison de la caméra afin de désolidariser le bas du cadre et la ligne d'horizon. Cet effet peut être accentué de deux façons. Soit en forçant sur cette inclinaison pour se rapprocher des 45°, soit en plaçant dans le plan une ligne de fuite traditionnellement horizontale mais dont l'inclinaison apparaît nettement au spectateur.
Ce type de plan a été utilisé dès les débuts du cinéma. On relève son utilisation en 1906 dans Dream of a rarebit fiend par Edwin S. Porter. Il s'agissait de reproduire l'effet de l'alcool pour traduire l’altération de la perception des protagonistes. Plus tard, le cinéma allemand expressionniste n'en fut pas avare. Mais on le retrouvera dans le cinéma de René Clair (Entr'acte), Nicolas Ray (La fureur de vivre) et même Charlie Chaplin (Les temps modernes). Carole Reed l'utilise abondamment dans Le troisième homme pour alerter le spectateur que la situation dérape ou peut déraper. Rétrospectivement, il découvrira que ces plans traduisent le mensonge d'un personnage. On raconte que les techniciens offrirent au réalisateur anglais un "niveau à bulle" pour lui rappeler la norme d'un bon cadrage. Dans Arabesque de Stanley Donen, le plan débullé sert à souligner la perception altérée par la drogue du personnage joué par Grégory Peck. Charlie Chaplin y a recours dans un plan des Temps modernes pour traduire les incohérences d'une société non harmonieuse.
Aujourd'hui, le cinéma moderne en a fait un figure récurrente d'un cinéma de l'effet qui joue à fond la forme pour influencer la dimension perceptive. Des cinéastes comme Danny Boyle et Oliver Stone l'utilisent fréquemment. Dans Slumdog Millionaire, par exemple, il s'agit de traduire le questionnement face à l'incertitude [1]. Dans Tueurs nés, l'image débullée est courante et mêle à d'autres effets (noir et blanc, ralenti, 16 mm...) pour montrer la liberté du cadre, donc des personnages qui s'autorisent tout.
A chaque fois, il s'agit de sortir le spectateur d'une routine pour le pousser à interroger ce qu'il regarde.
Cette faculté de sortir de la normalité par l'image s'est diversifiée grâce au numérique. David Fincher multiplie les prouesses avec une caméra qui filme ce qui ne peut habituellement être vu, du plan extrêmement grossissant d'une tasse, au travelling qui traverse les objets ou l'effet tilt-shift lors d'une course d'aviron. Le plan débullé est devenu le plus naturel de ces effets non naturels.
[1] - La grammaire du cinéma - Yannick Vallet - Ed. Armand Collin (page
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Docteur en Sciences de l'information et de la communication, Laurent Darmon est devenu par cinéphilie un spécialiste de la réception cinématographique et de la sociologie du cinéma.
Il est l'auteur d'une thèse sur "l'itinéraire de l'évaluation d'un film par le spectateur au cinéma", anime des conférences et a été le Président de la Commission Cinécole 2016. Parallèlement, il est en charge du digital et de l'innovation dans une grande banque française.
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