Comme souvent, dans les belles histoires, il y a une femme à l'origine de sa création : Suzanne Kelsen. Elle a épousé François-Émile Morin, dirigeant du Bon Marché, le Grand magasin qui a inspiré Au bonheur des dames d'Emile Zola et qui se trouve à l'autre bout de la rue de Babylone. Pour faire plaisir à sa femme, à la place d'un hôtel particulier acquis en 1891, il lui fait construire une véritable pagode en plein cœur de Paris. Elle y tient des réceptions qui se font remarquer. Il faut dire que l'architecture japonisante ne passe pas inaperçue. Son créateur, Alexandre Marcel, se fera d'ailleurs un grand spécialiste de ce type de bâtiment au style asiatique. Il s'inspirera pour son ouvrage du sanctuaire Toshogu de Nikko sans être jamais allé, à l'époque, au Japon. Il pousse le réalisme jusqu'à faire venir estampes et matériaux directement du Japon. On trouve de belles tentures murales et on crée un plafond décoré de scènes guerrières.
La construction débute en 1895 et la salle des fêtes est inaugurée en grande pompe l'année suivante. Mais Mme Morin divorce de son mari un an après pour épouser le fils de son associé, Joseph Plassard qui a quinze ans de moins qu'elle. Après le divorce, elle garde la salle qui entre dans le patrimoine de son mari, puis de sa deuxième femme. Jusqu'en 1927, La Pagode gardera sa vocation d'origine, accueillir des réceptions. La famille vend alors la salle. Parmi les propriétaires suivants, on trouve l'Ambassade de Chine pourtant guère adepte de la culture japonaise.
Après quatre ans, le bâtiment réouvre pour devenir une salle de cinéma. Le premier film projeté est One mad kiss en mars 1931. Il n'y a qu'une salle alors comme c'est souvent le cas à l'époque. Le cinéma est en plein essor et Paris voit se construire de grands palaces à la gloire du 7ème art depuis une dizaine d'années. La salle de La Pagode se distingue clairement des autres théâtres cinématographiques par son ambiance particulière car le style oriental a été conservé.
La salle ferme en 1973 après la reprise, un an avant, par les frères Vincent et Louis Malle. Ils lancent un programme de modernisation. Le jardin (qui sera classé en 1983) est aménagé, la façade (classée en 1990) est nettoyée et un salon de thé est créé.
Une deuxième salle de 180 places est ainsi construite en sous-sol en plus de la salle principale de 224 places. La programmation est pointue. En 1976, La Pagode est la seule salle à projeter Salo ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini.
La salle ferme encore en 1997. Elisabeth Dauchy, sa propriétaire depuis 1986, lance un nouveau plan de rénovation, le toit de la salle menaçant de s'effondrer. Il faudra attendre l'an 2000 pour que le complexe réouvre. La gestion quitte La Gaumont - qui fera un procès pour la perte du bail - pour Jean Henochsberg et son circuit Etoile Cinémas. Une nouvelle phase de travaux est engagée et les spectateurs ont parfois la surprise de trouver des échafaudages dans la salle japonaise quand le film est projeté. Mais quelques années après le nouveau gérant et la propriétaire rentreront en conflit quant à l'entretien de la salle. La justice vient de trancher en faveur de la propriétaire qui va relancer un énième projet de rénovation. Un communiqué annonce que la salle de cinéma demeurera et que " La Pagode restera un haut lieu culturel à sa réouverture". Nostalgique, Jérôme Seydoux, le vice-président de Pathé-Gaumont, a annoncé son intérêt pour acheter le bâtiment.
Il y avait plus de 100.000 entrées par an. Voir un film dans cette salle était un peu particulier, entre son décor qui faisait voyager et l'état de la salle qui au fil du temps rendait les projections parfois difficiles, entre absence d'isolation contre la chaleur de l'été et échafaudages de protection. Voir un film à La Pagode, ce n'était pas juste aller au cinéma. On y venait en voisin, mais la salle avait ses fans qui pouvaient venir de beaucoup plus loin. Ces spectateurs devront donc quitter le septième arrondissement... en attendant la réouverture. Une fois de plus.