A la cérémonie des Oscars de février 2015, c'est le film Ida de Pawel Pawlitowski qui a gagné l'Oscar du meilleur film étranger devant le cynique et drôle Les nouveaux sauvages (Argentine) et le Césarisé Timbuktu (France-Mauritanie). Une occasion rare de célébration du cinéma polonais puisque c'est le premier Oscar pour un film polonais après neuf nominations infructueuses. Mais depuis le pouvoir politique a changé et les conservateurs ultra-nationalistes ont pris le pouvoir en août dernier. Si le film avait fait débat à sa sortie entre une gauche contestant la vision donnée de l'attitude du parti communiste pendant la shoah et les nationalistes regrettant l'image peu flatteuse donnée du peuple polonais où il y a eu des Justes, la polémique en restait au débat d'idée. Lors de la diffusion à la télévision (sur TVP2) fin février, le film a été précédé d'une séquence de 12 minutes cherchant le mettre en perspective avec l'histoire de la Pologne. Si cette démarche peut-être louable, sa traduction s'avère plus surprenante et même révoltante. Coup de gueule donc.
C'est l'European Film Academy qui s'est fait l'écho de l'action de l'Association des réalisateurs polonais, associée à 90 journalistes, qui s'est, à juste titre, offusquée du contenu de cette séquence précédant le film, une mise en garde pour inciter à prendre de la distance par rapport au propos du film et à ce qu'il raconte. Certes Ida ne mentionne pas explicitement que le pays était sous occupation allemande, mais l'histoire a tranché quant au rôle des autorités locales et à la présence forte de l'antisémitisme dans le pays. La mise en avant dans le film des dénonciations d'agriculteurs polonais est une réalité historique avérée. Il appartient après au spectateur de généraliser l'histoire dans ce qu'elle a d'emblématique. Et c'est là que la télévision d'État est intervenue pour bloquer cette généralisation, pour faire de l'intrigue un cas particulier : outre la séquence initiale, le pouvoir politique est allé jusqu'à intégrer dans le film des intertitres - sans mention que ce sont des rajouts - pour limiter cette lecture généralisable et ne garder qu'un fait divers.
C'est donc une censure politique qui ne dit pas son nom puisque le film n'est pas interdit. D'ailleurs, deux des commentateurs du préambule vantaient le réalisme socialiste qui évitait à l'époque les dérives de certains écrivains et cinéastes. Personne n'était invité pour défendre le parti-pris du film. Et à ceux qui pensent que son Oscar donnerait au film une reconnaissance sur les valeurs qu'il défend, la séquence initiale est sans ambiguïté. Ce serait parce qu'il est pro-juif que le film reçut sa distinction à Hollywood a indiqué le critique de cinéma de la télévision polonaise, Krzysztof Klopotowski :
Si le film n'avait pas contribué à défendre les Juifs dans le conflit entre Polonais et Juifs, il n'aurait certainement pas eu un Oscar.
La France a été confrontée à un débat comparable en janvier 1974 avec la sortie de Lacombe Lucien. Le film de Louis Malle est sorti trois ans après le Chagrin et la pitié, documentaire de Max Ophüls qui présentait la réalité de la France de Vichy dans une petite ville française. Mais le film de Louis Malle avait une force supplémentaire car il montrait comment un jeune français adoptait les ordres de la Gestapo : son "police allemande !" Avec l'accent du sud-ouest était glaçant. Il y eu alors un grand débat sur la façon de présenter la France, certains rappelant là encore qu'on minimisait que fait que la France était occupée par les allemands et était du côté des vainqueurs. Le journaliste et éditorialiste du journal Le Monde Pierre Viansson-Ponté reprocha la vision donnée de la France et de présenter l'ensemble des français comme des salauds. Il y eu aussi questionnement sur la façon dont le film montre la relativité de l'engagement par rapport à la Résistance. Le délégué général de la Quinzaine des réalisateurs, Edouard Waintrop, a ressenti la même chose et revient sur ce sentiment avec clairvoyance :
A l'époque, j'étais militant de gauche au moins autant que cinéphile et j'ai partagé cette dernière attitude de rejet. Je jugeais le film à l'aune de ce que j'estimais la bonne histoire à donner de la Résistance et cette histoire d'un jeune collabo inculte qui vit une histoire d'amour avec une jeune juive un peu plus âgée que lui me paraissait non seulement impossible mais insupportable. Obscène. J'ai changé d'attitude depuis. J'ai revu le film et je l'ai trouvé sensible et bien fait. Quant à l'histoire, ce n'est en effet pas une fable édifiante [1]
Certes, mais le film posa le débat qui prit une nouvelle ampleur en 1976 lorsque film fut diffusé au Dossiers de l'écran. La télévision française avait elle-aussi décidé de passer le film dans une émission où le film pouvait être mis en perspective. Contrairement au faux débat précédant Ida, l'émission Les dossiers de l'écran avait des règles pour permettre un vrai échange contradictoire [2].