Le cinéma est, lui, un métier de prototype où le studio prend un risque à chaque nouveau film : il faut donc une taille critique pour assurer un risque statistique d’échecs et de succès. Comment quelques succès remboursent de nombreux échecs ? Comme le cinéma est une activité de charges fixes, pour le producteur, une fois le film amorti, son chiffre d’affaires devient du bénéfice. À l’inverse, les échecs sont rarement très coûteux, car pour être lancé, un film est souvent préfinancé à l’exclusion de la part producteur qui s’approche en théorie de 15%. Le film de cinéma a longtemps bénéficié d’une exploitation complémentaire rentable avec la vidéo, mais désormais ce marché s’atrophie (division par quatre en 10 ans en Europe). L’amortissement d’un film de cinéma s’en trouve complexifié.
Les profils de risque de ces deux activités sont donc très différents. De fait, le financement d’une plateforme de streaming ayant atteint une taille critique est plus facile à amortir qu’un studio de cinéma. C’est pourquoi le cinéma mondial a tant de mal à subsister à l’exception notamment des États-Unis (amortissement des productions sur le marché international), l’Inde/la Chine (marché domestique sans concurrence international pour raison culturelle ou réglementaire) et la France (système subventionné via une taxe sur les billets et une obligation d’investissement des chaînes de télévision). Pour financer sa trésorerie, le cinéma se finance via l’escompte court terme de contrats d’exploitation (télévision, à valoir export) alors que le streaming peut recourir plus facilement à du financement moyen terme (M&A jusqu’à la rentabilité, puis du financement bancaire).Cliquez ici pour modifier un élément..
Aujourd’hui, le chiffre d’affaires mondial du streaming (72 Md$ en 2021), largement dominé par la svod , dépasse désormais celui de toute l’industrie mondiale du cinéma (42 Md$ pour 2019, dernière année normative). L’inversion a eu lieu en 2018, soit avant la pandémie qui a été depuis un accélérateur tandis que les salles de cinéma fermaient. Elles ont bien du mal désormais à faire revenir des spectateurs qui ont pris des nouvelles habitudes.
Au delà des chiffres économiques, la différence est également majeure en termes d’expérience client. La film est un bien expérientiel : on ne peut en connaître la valeur qu'après l'avoir consommé. Or cette expérience n’est pas vraiment comparable entre le cinéma, événementiel et social, et le streaming, domestique et plus personnel.
Le cinéma exige au spectateur de poser à chaque fois la valeur du film avant de l’avoir vu pour savoir si « ça vaut le coup » de se déplacer et de payer le billet et éventuellement la baby-sitter. Lorsque le spectateur voit un film au cinéma, la valeur d’investissement représentée par le prix du ticket n’est pas absente pour juger d’un film. On constate aussi que la fréquentation des salles n’est pas la même selon que le spectateur paie ou non son ticket. Le spectateur qui paie son ticket est naturellement plus sensible à la qualité de l’offre cinématographique qui lui est proposée : s’il n’est pas tenté, il ne se déplace pas et ne dépense pas. C’est ce qui ressort de l’analyse comparée de la volatilité des entrées entre les entrées payantes et les entrées gratuites. Le rapport observé du nombre d’entrées entre une semaine basse et une semaine haute dépasse facilement deux. Au contraire, lorsque le prix du ticket est marginalement nul comme pour les cartes illimitées, le spectateur vient au cinéma de façon nettement plus indépendante de l’offre de films : le rapport est à peine de 1,5 démontrant une relative stabilité de ce type de fréquentation d’une semaine sur l’autre. On ne peut négliger le poids d’une consommation faite pour « amortir le forfait prépayé », mais cela ne saurait masquer non plus le fait qu’une partie des spectateurs vient consommer du cinéma avant de voir un film. Même le spectateur des cartes illimitées a bien conscience qu’il lui faut amortir son abonnement mensuel. Il recherche bien alors la satisfaction propre à ce loisir préalablement au plaisir attendu d’un film particulier. La valeur du film devient la valeur du cinéma. C'est ce même phénomène que pour les cartes illimitées que l'on retrouve pour la svod : on cherche davantage à passer une bonne soirée à occuper qu'à sélectionner un film précis, d'où la force des algorithmes de Netflix pour réduire la durée de l'hésitation à choisir. C'est d'ailleurs la différence avec Canal+ qui a longtemps proposé un catalogue, sans véritable éditorialisation, comme dans le vintage "Officiel du spectacle".
L’abonné à la svod oublie, lui, aisément le prélèvement automatique Disney+ et consorts pour accéder à un catalogue pléthorique et ne remettra en cause son abonnement qu’après avoir déjà consommé : s'il est satisfait, il continuera à payer mensuellement par défaut. Et à chaque fois qu'il pense s'être trompé après quelques minutes de visionnage, il lui est facile d'essayer autre chose sans coût supplémentaire. Le spectateur de cinéma doit se reposer la question à chaque fois sans seconde chance. Pour un « billet » à peu près du même montant, la nature du risque n’est donc pas la même.
C’est pourquoi le cinéma apparaît de plus en plus cher. Ce n’est pas qu’une question de hausse du prix du billet, d’autant que les exploitants de salles de cinéma ont tendance à moduler désormais le prix selon l’horaire (matin moins cher), le film (supplément 3D) et les spectateurs (réductions seniors et étudiants).
Le cinéma doit affronter une offre de plus en plus abondante de films considérés - abusivement - comme gratuits avec le streaming et la svod. Le discours sur l’exception culturelle qui place le cinéma au centre du débat renforce l’idée que ce n’est pas une marchandise comme les autres. Dans un tel environnement où les loisirs non reproductibles comme le théâtre ou les concerts sont l’apanage de quelques uns excluant la plupart du public, le cinéma était devenu l’un des derniers loisirs culturels de masse à « plein tarif ». Déjà la moitié des français n'allait pas/plus au cinéma. Le succès de la svod pendant les confinements sanitaires a détérioré encore la situation du cinéma : l'année 2022 devrait cumuler 145 millions de spectateurs contre plus de 200 millions avant la pandémie. Aux Etats-Unis, le deuxième réseaux de salles vient d'annoncer être en quasi-faillite. Parallèlement, la svod s'impose dans toutes les classes d'âge (ce sont les plus de 50 ans qui ont vu leur usage le plus progresser, représentant 22% des usages fin 2021 contre 12% un an plus tôt) alors que les moins de 25% sont davantage revenus aux loisirs du "monde d'avant". Néanmoins une partie de plus en plus nombreuse du public se révèle "omnivore" : elle cumule les loisirs , mais même ces cinéphiles polyvalents - plus jeunes et plus aisés - doivent faire des arbitrages de leur temps.
La svod s'est imposée en investissements massivement dans les programmes, originaux pour Netflix, cinématographiques pour Disney+ (qui y a transféré en exclusivité les derniers Pixar, avant de procéder au rachat du catalogue de la Fox). Netflix a investit pour la première fois dans un programme original en 2013 avec House of Cards. la plateforme créée par Reed Hastlings a multiplié par 1000 ses investissements en 10 ans ! Il leur faut chercher à amortir ces coûts. Deux options :
- tester son price power en augmentant ses prix (+40% pour l'abonnement Prime d'Amazon). L'effet est immédiatement bénéfique sur la chiffre d'affaires, mais en période d'inflation généralisée et de perte de pouvoir d'achat, cela se traduit par un arrêt de la croissance, voire un tassement (phénomène observé en avril dernier en Angleterre)
- chercher encore plus de volume avec un abonnement discounté financé par la publicité (ad supported vod). Les annonces ont été faites par Disney+ et Netflix pour maintenir un abonnement d'entrée de gamme au même moment où le prix des forfaits premium augmentait.
On peut craindre que la recherche de rentabilité des plateformes svod puisse conduire à réduire la liberté de création et les offres cinématographiques alternatives. Préférons plutôt parier que l’élargissement de la base d’abonnés sera un motif pour continuer à proposer une offre segmentée plus riche.
Il n’y a jamais eu autant de films. Y a-t-il pour autant toujours autant de « bons films » ?
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