A Hollywood, la star du mois va fêter ses 85 ans le 31 mai prochain. Dans un monde qui va de plus en plus vite et dans un pays où le cinéma commercial cède souvent au jeunisme, Clint Eastwood a marqué le box-office américain de janvier 2015 par un succès sans précédent. | Dans le cas du triomphe d’American sniper, il y a eu sans doute une attente filmique élevée amplifiée par un désir plus grand que pour les films précédents de son réalisateur. En effet, le film satisfait à la fois aux besoins de distraction, de connaissance et de distinction qui sont à la base de la motivation à aller voir un film. Clint Eastwood a été capable de susciter les trois motivations de base pour pousser l’individu à aller en salles : plaisir, curiosité et sociabilité. |
Certes, le film a reçu juste avant son week-end triomphal 6 nominations aux oscars, mais les 9 autres nominés comme meilleur film n’ont cumulé que le double d’American sniper en quatre jours. Certes, le succès avait été significatif dans les quatre salles où il était sorti pendant trois semaines, mais d’autres (the master, Grand Budapest hôtel) avaient connu pareil score sans transformer autant lors de leur sortie nationale. Rappelons que le cas de Clint Eastwood est assez particulier ; Il fut l’un des acteurs les plus populaires des années 70 avant de devenir un réalisateur reconnu à la fois pour des films à grand spectacle (Firefox, Space cowboys) et des films plus difficiles (L’échange et Lettres d’Iwo Jiwa obtiennent par exemple des notes supérieures à 7,8 sur IMDb). Ça lui permet d’élargir son public potentiel. Il a une base de fidèles qui lui garantissent au moins un million de spectateurs aux Etats-Unis. En fait, la côte d’amour du réalisateur américain n’a pas pâti de l’insuccès relatif de ses derniers films. Elle est élevée depuis plusieurs années : il a acquis une image cinéphilique dans les années 80 (Bird, Honky Tonk man), une reconnaissance de la profession dans les années 90 (Impitoyable, Sur la route de Madison) et du grand public dans les années 2000 (Million dollar baby, Gran torino). Les films récents n’ont pas déçu ses spectateurs (note entre 6,5 et 7,5 sur IMDb). Avec American sniper, il est parvenu à trouver un sujet et une façon de la traiter qui crée non seulement une attente, mais aussi du désir. Il n'hésite pas pourtant à prendre un héros qui a fait polémique dans son pays, un homme considéré comme un combattant exemplaire pour avoir abattu au moins 160 cibles dont des femmes et enfants, sans avoir exprimé d'autre regret que de ne pas en avoir tué davantage. Même s'il exprime du respect pour un soldat qui se bat pour son pays au détriment de la présence qu'il devrait apporter à sa famille, Eastwood n'est pas interventionniste militairement et le fait savoir par ailleurs. L’attente vis-à-vis d’un film de Clint Eastwood est élevée en général car il représente désormais, comme une marque, un label de qualité qui suffit pratiquement à créer une attente filmique élevée. Mais cela ne suffit pas de promouvoir de la qualité : tous les spectateurs ne désirent pas voir le film qui gagne l’oscar du meilleur film malgré le label de qualité qu’il a reçu. Il faut aussi du désir. Si l’attente filmique correspond à l’évaluation de la qualité du film avant qu’il ne soit vu, le désir intègre également les aspirations à connotation personnelle (curiosité, besoin de distraction) mais aussi à connotation sociale (distinction, interaction). Ainsi, l’attente est du ressort du jugement (croyances et évaluation) alors que le désir est l’intégration de cette attitude dans l’environnement en vue d’une action. La première renvoie à la notion de valeur a priori alors que le second se mesure par l’intention d’aller voir le film dans un environnement donné. | American sniper n’est donc pas un succès acquis en maximisant une cible précise comme habituellement les blockbuster traditionnel. L’audience est large et le film est parvenu à séduire un pourcentage raisonnable de cette large cible : les hommes, traditionnel public des films de guerre ne représente que 57% du public et les moins de 25% représente quand même 37% de la fréquentation (source Boxoffiicemojo). Ya-t-il d’autres réalisateurs dans le même cas, qui attendent la réunion entre une estime réunissant cinéphile et grand public, un sujet mobilisateur et une réussite cinématographique. Il est difficile de se prononcer sur les deux derniers points qui touchent au film lui-même. Concernant les réalisateurs qui s’imposent à la fois comme une marque suffisamment établie et une image cinéphiliquement large, on pense évidemment à Steven Spielberg qui a déjà connu un succès d’envergure avec un sujet commercialement peu évident : Il faut sauver le soldat Ryan (en 1998). Le raz-de-marée de la première semaine était pourtant plus faible malgré une notoriété et un palmarès commercial plus significatif. Il en est de même pour Christopher Nolan dont Interstellar est également en net retrait, malgré son ambition, sur American sniper. De la même génération que l'auteur de la liste de Schindler, Martin Scorcese bénéficie aussi de ce prestige conciliable avec le succès commercial d'envergure.Parmi les auteurs américains ayant une aura qui dépasse les cercles des initiés, il y a aussi Tim Burton et les frères Coen, mais leur cinéma souffre souvent d’une vision artistique très particulière, voire trop particulière pour mobiliser le grand public qui construit les méga-succès immédiats. Une originalité de forme qui ne permet pas au plus grand nombre de retrouver les schémas qu’il recherche dans un genre. Car c’est de ça qu’il s’agit avec American sniper, d’un succès immédiat acquis dès sa sortie nationale, d’un film qui a su se positionner comme une œuvre fédératrice (donc susceptible d’attirer le plus grand nombre autour de schémas connus) et un film d’un artiste (donc capable de proposer une œuvre originale). Hollywood a conservé cette possibilité de fabriquer des films populaires, c'est-à-dire susceptibles de réunir largement le peuple américain autour d'idoles (ici un soldat américain). Il fallait néanmoins un géant comme Clint Eastwood pour y parvenir. Edit : le film est finalement devenu le plus gros succès de l'année 2014 avec environ 350 M$ de recette aux Etats-Unis devant des blockbusters au budget deux à trois fois plus important comme Hunger games 3 et les gardiens de la galaxie. |