On le sait peu, mais lors de la première en février 1915, le film en deux parties de Griffith s'appelait The Clansman du nom du livre du pasteur baptiste Thomas Dixon écrit dix ans plus tôt. Ce n'est que trois mois plus tard qu'il prit le nom de Naissance d'une nation. Ce changement n'est pas innocent dans le positionnement du film vis-à-vis du public. Il impose comme directive de considérer le film non pas comme une histoire singulière, un cas particulier, mais au contraire, comme une illustration de l'Histoire.
C’est l’autonomie du spectateur par rapport à l’énonciateur qui compose la distinction entre ces deux modes, fictionnalisant et fabulisant. Dans la fiction, il y a abandon à l’énonciateur qui construit un monde (fiction) ou qui a autorité sur notre monde (documentaire). Avec le mode fabulisant, il y a débat sur le monde du spectateur et le spectateur est amené à se prononcer sur le point de vue de l’énonciateur. C’est toute la difficulté d’un film dit historique qui crée une ambiguïté de fait entre fiction et documentaire. La situation peut être particulièrement ambïgue pour un film comme Noé (Darren Aronofsky, 2014) qui s’inspire de la Bible tout en s’autorisant des écarts pour être plus spectaculaire et « moderne », obligeant le studio Paramount pictures à sortir le film avec un avertissement indiquant que le film diffère de l’histoire biblique ; il s’agit de positionner le spectateur dans une lecture fictionnelle. A l'inverse, D. W. Griffith décida de précéder son film d'un texte indiquant : "nous ne demandons que le droit et la liberté de montrer le sombre côté du mal".
Chaque film peut être lu comme une singularité ou une fable. Comme le rappelle Laurent Jullier (2002), « bien des polémiques […] opposent ainsi des personnes qui voient le film comme une œuvre descriptive (La haine, La liste de Schindler, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, etc.) et des personnes qui le voient comme une œuvre prescriptive (respectivement : tuez ces salaud de flics de banlieue, Auschwitz au fond ce n’était pas si terrible on y prenait de vraies douches, vive la France lisse et propre) ». Cela relève de l’interprétation du spectateur. C’est pourquoi lorsqu’on veut en forcer la lecture, certains réalisateurs prennent la parole (Steven Spielberg expliquant en interview que l’absence de chambre à gaz dans La liste de Schindler est une singularité) ou choisissent de le spécifier au début du film (Roberto Benigni précisant par une voix-off au début de la version internationale de La vie est belle que le film est une fable alors que cette indication n’était pas dans la version initiale présentée au Festival de Cannes et en Italie).
A partir du film 300 (Zach Snyder, 2006) qui relate la guerre des Spartiates et des Perses pendant l’Antiquité, Régis Dubois a montré comment le public pouvait retenir des lectures différenciées entre une vision réactionnaire de l’Amérique du Président George W. Bush pour les uns et un film de pur divertissement « sans fond » pour les autres : aucun des deux camps ne comprend l’approche de l’autre et voit son interprétation comme une évidence car le film n’a pas été vu avec le même regard. Regis Dubois met en évidence que ces lectures différentes viennent pourtant d’un public homogène (au sein des critiques savantes d’une part et d’un public de sensibilité politique comparable d’autre part). Ainsi certains y voient un pur divertissement (fiction), d’autres un film de propagande (rhétorique) et enfin les derniers une reconstitution historique (documentaire). On pourra juxtaposer ces deux extraits d’internautes sur le forum du site du journal Libération pour se convaincre de regards posés différents : « Personne ne prend 300 pour un film historique. […] Ce n’est pas le reflet de la réalité » (redoudou) et « si les ennemis des spartiates sont basanés dans le film, c’est qu’ils devaient l’être dans la réalité » (xouxou32). C’est le rapport à l’objet filmique qui distingue ces spectateurs. Certains spectateurs pensent qu’analyser la dimension politique d’un film nuit à sa dimension de divertissement et vont donc repousser les lectures concurrentes à la lecture fictionnelle. D’autres considèrent le film comme le point de vue d’un auteur et s’attendent donc à y trouver une vision du monde subjective à déchiffrer.
" the former enemies of North and South are united again in common defence of their Ayrian Birthright"
D'autre part, le film marqua immédiatement l'histoire du cinéma. Les mouvements de foules, l'utilisation de la caméra (travelling), le dynamisme de la mise en scène et la narration avec flash-back n'étaient pas des innovations, mais le film les popularisa en Amérique [1]. La production d'alors était surtout constituée de films à l'histoire simple d'une quinzaine de minutes tournés avec quelques milliers de dollars. Naissance d'une Nation dure trois heures avec une entracte, évoque une époque en plusieurs périodes et a nécessité un budget de 100.000 dollars de l'époque. C'était la première fois qu'un tel film se voyait accompagné d'une bande sonore spécifique, le premier qui bénéficia d'une distribution d'une telle ampleur au-delà des villes, le premier à être projeté à la Maison Blanche (au Président Woodrow Wilson, ami de l'auteur du roman, qui fut bien embarrassé). Un remake fut même envisagé dans les années 30 et en 1954 pour offrir une vision modernisée. Avec le film de Griffith, le cinéma entrait réellement dans la modernité.
" the bringing of the Africa to America planted the first seed of the disunion ".
[1] De la même façon qu'Avatar (2009) ne fut pas le premier film en 3D stéréoscopique, mais sa popularité lui permis d'attirer un nouveau public découvrant cette nouvelle technique avec lui. En ce sens, Naissance d'une nation reprend les nouveautés techniques des films italiens Quo Vadis (1913) d'Enrico Guazzoni et Cabirira (1914) de Giovanni Pastrone. Au niveau de l'exploitation, comme les salles de 2009 s'équipèrent à la 3D, les cinémas de 1915 se sont organisés avec des salles sédentaires de grande capacité.